La Dénégation
(Die Verneinung)
Sigmund Freud
1925
in Résultats, idées, problèmes, PUF, Paris
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A l'occasion, on peut se procurer très
commodément
un éclaircissement recherché sur le refoulé
inconscient.
On demande qu'est-ce qui peut bien vous paraître le plus
invraisemblable
dans cette situation ? Qu'est-ce qui, pensez-vous est alors le plus
éloigné
de votre esprit ? Le patient tombe-t-il dans le piège et
nomme-t-il
ce à quoi il peut le moins croire, il a par là, presque
toujours,
avoué l'exact. Une belle contrepartie de cet essai se produit
souvent
chez l'obsessionnel qui a déjà été
introduit
à la compréhension de ses symptômes. "J'ai eu
une
nouvelle représentation obsédante. Il m'est venu à
l'idée qu'elle pourrait signifier ceci,
précisément.
Mais non, ce ne peut, en effet, être vrai sinon ça
n'aurait
pas pu me venir à l'esprit". Ce qu'il rejette, en se basant
sur ce qu'il a entendu de la cure, c'est naturellement le sens exact de
la nouvelle représentation obsédante.
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Un contenu de représentation ou de
pensée,
refoulé, peut donc se frayer un passage jusqu'à la
conscience,
à condition qu'il se laisse dénier. La
dénégation
est une façon de prendre connaissance du refoulé, c'est
déjà,
à proprement parler, une levée du refoulement, mais ce
n'est
assurément pas une acceptation du refoulé. On voit
comment,
ici, la fonction intellectuelle se sépare du processus affectif.
Par le secours de la dénégation, ne se trouve
annulée
que l'une des conséquences du processus de refoulement, de sorte
que son contenu de représentation n'arrive pas à la
conscience.
Il en résulte une sorte d'acceptation intellectuelle du
refoulé
malgré la persistance de l'essentiel touchant le refoulement[1].
Au cours du travail analytique nous créons souvent une autre
modification
très importante et assez étrange de la même
situation.
Nous réussissons à vaincre aussi la dénégation
et à faire passer l'acceptation tout à fait
intellectuelle
du refoulé, - le processus du refoulement lui-même n'est
pas
encore, par cela, levé.
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Comme c'est la tâche de la fonction
intellectuelle
du jugement, d'affirmer ou de dénier des contenus de
pensée,
les remarques précédentes nous ont conduit à
l'origine
psychologique de cette fonction. Dénier quelque chose dans le
jugement,
veut dire au fond : c'est quelque chose que je
préférerais
bien refouler. La condamnation est le remplacement intellectuel du
refoulement,
son Non en est sa marque même, un certificat d'origine, à
peu près comme le "Made in Germany". Au moyen du symbole
de la négation, le penser se libère des limitations du
refoulement
et s'enrichit de contenus dont il ne peut se passer pour son
accomplissement.
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La fonction de jugement a essentiellement deux
décisions
à prendre. Elle doit attribuer ou retirer, verbalement, une
propriété
à une chose, et elle doit d'une représentation attester
ou
contester l'existence dans la réalité. La
propriété
dont il doit être décidé, aurait pu, à
l'origine,
avoir été bonne ou mauvaise, utile ou nocive.
Exprimé
dans le langage des plus anciennes motions pulsionnelles orales : ceci
je veux le manger ou je veux le cracher, et en poursuivant la
transposition
: ceci je veux en moi l'introduire et ceci hors moi l'exclure. Alors :
ça doit être en moi ou hors de moi. Le moi-plaisir
originel
veut, comme je l'ai développé à un autre endroit,
s'introjecter tout le bon, rejeter de soi tout le mauvais. Le mauvais,
l'étranger au moi, ce qui se trouve au dehors, lui est tout
d'abord
identique[2].
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L'autre décision de la fonction de jugement,
celle
qui concerne l'existence réelle d'une chose
représentée
est une affaire du moi-réel définitif, qui se
développe
à partir du moi-plaisir initial (épreuve de
réalité).
Maintenant, il ne s'agit plus de savoir si quelque chose de
perçu
(une chose), dans le moi doit être admise ou pas, mais si quelque
chose de présent en moi comme représentation peut aussi,
dans la perception (réalité) être retrouvée.
C'est comme on le voit, de nouveau une question du dehors et dedans.
Le non-réel, seulement représenté, le subjectif,
n'est
qu'en dedans ; l'autre, le réel, est aussi présent au dehors.
Dans ce développement, la considération du principe de
plaisir
a été mise de côté. L'expérience l'a
enseigné, il est important non seulement de savoir si une chose
(objet de satisfaction) possède la propriété
"bonne",
donc mérite l'admission dans le moi, mais aussi si elle est
là
dans le monde du dehors, de façon que l'on puisse s'en emparer
au
besoin. Pour comprendre cette progression, on doit se rappeler que
toutes
les représentations proviennent de perceptions, elles en sont
des
répétitions. A l'origine, l'existence de la
représentation
est donc déjà une garantie de la réalité du
représenté. L'opposition entre subjectif et objectif
n'existe pas dès le début. Elle se met en place d'abord
en
ce que le penser possède la faculté de
présentifier
une nouvelle fois quelque chose de perçu une fois, ceci par
reproduction
dans la représentation, l'objet n'ayant alors plus besoin
d'être
disponible, au dehors. Le but premier et immédiat de
l'épreuve
de réalité n'est donc pas de trouver un objet,
correspondant
au représenté, dans la perception réelle, mais de
le retrouver, de se persuader qu'il est encore présent.
Une
nouvelle contribution à la différenciation entre le
subjectif
et l'objectif dérive d'une autre aptitude de la faculté
de
penser. La reproduction de la perception dans la représentation
n'est pas toujours sa fidèle répétition ; elle
peut
être modifiée par des omissions, changée par des
fusions d'éléments différents. L'épreuve de
réalité a donc à contrôler jusqu'où
s'étendent
ces déformations. On reconnaît toutefois comme condition
pour
l'installation de l'épreuve de réalité, que se
soient
perdus des objets qui avaient autrefois procuré réelle
satisfaction.
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Le juger est l'action intellectuelle qui
décide
du choix de l'action motrice, met fin à l'ajournement du penser
et, du penser, fait passer à l'agir. J'ai déjà, en
un autre lieu[3], traité de
l'ajournement
du penser. Il est à considérer comme une action d'essai,
un tâtonnement moteur, effectué à faible
dépense
de décharge. Réfléchissons, où le moi
avait-il
précédemment exercé un tel tâtonnement,
à
quel endroit avait-il appris la technique qu'il emploi maintenant lors
des processus de penser ? Ceci eut lieu à
l'extrémité
sensorielle de l'appareil psychique, au niveau des perceptions des
sens.
Selon notre acception, la perception n'est, en effet, pas un
processus
purement passif, car le moi envoie périodiquement des
petites
quantités d'investissement dans le système de perception,
au moyen desquelles il goûte les excitations extérieures
pour,
à nouveau, se retirer après chacune de ses avances
tâtonnantes.
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L'étude du jugement nous ouvre,
peut-être
pour la première fois, la compréhension de la naissance
d'une
fonction intellectuelle à partir du jeu des motions
pulsionnelles
primaires. Le juger est le développement ultérieur
finalisé
de ce qui, à l'origine, résulte du principe de plaisir
l'introduction
dans le moi, ou l'expulsion hors du moi. Sa polarité semble
correspondre
au caractère d'opposition des deux groupes de pulsions,
reconnues
par nous. L'affirmation, en tant que remplaçant de
l'unification,
fait partie de l'Éros, la dénégation-suite de
l'expulsion
de la pulsion de destruction. Le plaisir universel de nier, le
négativisme
de plus d'un psychotique, est vraisemblablement à entendre comme
indice du démêlement des pulsions, par retrait des
composantes
libidinales. L'accomplissement de la fonction de jugement est rendue
possible,
mais d'abord par ceci la création du symbole de négation
a permis au penser un premier degré d'indépendance
à
l'égard des résultats du refoulement et par là
aussi
de la contrainte du principe de plaisir.
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Cette façon de concevoir la
dénégation
s'accorde fort bien avec le fait que l'on ne découvre dans
l'analyse
aucun "Non" venant de l'inconscient, et que la reconnaissance de
l'inconscient,
du côté du moi, s'exprime dans une formule
négative.
Nulle preuve plus forte de la découverte réussie de
l'inconscient
que lorsque l'analysé y réagit, avec la phrase cela
je
ne l'ai pas pensé, ou bien à cela je n'ai
(jamais)
pensé.
[1] Le même processus est à la base du processus, bien connu, de conjuration : "Comme c'est bien que je n'aie pas eu, depuis si longtemps ma migraine !". Mais c'est la première annonce de l'accès, dont on sent déjà l'imminence, auquel on ne veut cependant pas croire.[2] Cf. Les développements dans "Pulsions et destin des pulsions". X.GW
[3] Note de Strachey dans la St. Ed. Voir "le Ça et le Moi" 1923. Mais Freud fit le point répétitivement 1895. L'Esquisse (1° part. fin section 17). Une liste de références se trouve dans "Nouvelles Conférences" 1933, ch. XXXII. Incidemment, toute la topique du jugement est discuté dans les grandes largeurs, et dans la même ligne qu'ici, dans l'"Esquisse", sect. 16, 17, 18, Part. I.